L'amour et ses dépendances
Posté le 15/12/2018
L’amour et ses dépendances
« Ne t’en va pas, comment sans toi pourrais-je continuer de vivre ? ». Les maux de l’amour disent tous la même folie.
Pour les uns, la passion amoureuse est emprise et désir, pour les autres, elle est une chute éthylique, parfois fatale. Elle a ses revers : la haine. Mais aussi ses envers : la perversion. Ignorant les lois, l’amour traverse les siècles aussi sûrement qu’il nous fait vivre et souffrir. Amour, haine et dépendance. Dis-moi comment tu aimes et je te dirai d’où tu viens. Car notre façon d’aimer trouve sa source dans l’enfance.
« Pardonnez la déco, ça fait vingt ans qu’elle déprime ». C’est ainsi que Lucille présente l’intérieur poussiéreux et vieillot de leur maison, à Jacques, le grand amour perdu, puis retrouvé de sa mère, Juliette.
« La tête de maman », le film de Carine Tardieu, raconte l’histoire d’une passion inassouvie entre un homme et une femme, que leur séparation brutale a laissés sur le carreau. Exsangues.
Depuis, ces deux-là traversent une vie blanche, comme deux âmes errantes suspendues au souvenir de cet autre qui tarde à revenir.
Il a interrompu ses études de vétérinaire pour devenir balayeur dans un zoo, elle s’est réfugiée dans la dépression.
Qui a dit que l’amour maternel était plus fort que tout ? La blessure narcissique de Juliette est telle qu’il lui est impossible d’investir son rôle de mère. Sa fille, Lucille l’a compris et décide de retrouver celui qui lui rendra son élan vital.
En revoyant son prince, Juliette retrouvera ses couleurs d’antan et le goût de la vie. Un temps, car elle mourra d’un cancer. C’est beau, mais ça se termine mal.
Dans la vraie vie, côté cœur, nous avons aussi notre lot d’histoires, celles que l’on n’a pas pu vivre, celles que l’on regrette et celles qui nous ont tour à tour meurtris, transcendés, abîmés, ranimés, flingués…Bref, l’amour est un kaléidoscope dont nous ne cessons d’explorer les facettes. Parfois à tort et sans raison.
La passion amoureuse
Depuis Tristan et Iseut, la passion amoureuse est dans notre culture le modèle de la relation souhaitable, celle sans laquelle la vie n’est pas digne d’être vécue. Les chansons populaires nous en resservent à volonté et l’amour reste une source de création intarissable. A la fois torride et destructrice, la passion suscite envie et peur.
En quête d’un amour absolu, nous le sommes tous, envers et contre notre lucidité d’adulte qui n’ose même plus y croire, jusqu’à la prochaine fois. Fall in love dit l’expression anglaise. Littéralement, « tomber en amour », car c’est bien d’une chute dont il s’agit, une chute éthylique qui nous donne le vertige, des émotions qui nous rendent aveugles aux défauts de l’autre, sitôt hissé sur un piédestal.
On admet donc difficilement que l’amour et la haine se cachent parfois sous un même masque et que nos histoires peuvent devenir fatales.
Dans la passion, l’autre est considéré comme un objet, que l’on pare de toutes les vertus. Cette chose adorée a valeur d’idéal, de fétiche… Tant qu’on l’aime. Car, hors de l’amour, point de salut : l’idole est jetée comme un déchet.
Pourquoi ? Parce qu’une idylle passionnelle excède rarement deux années, (et c’est un recors !) à l’issue desquelles la réalité de l’autre finit par s’imposer à nos yeux. Que se passe-t-il? De deux choses l’une : soit la passion se transforme en une relation amoureuse, moins exaltée, faite d’échange et de partage, soit elle tourne à l’aigre si l’un des amants souhaite prendre ses distances, tandis que l’autre peine à renoncer à la fusion des premiers émois. Si l’on est incapable d’accepter son partenaire tel qu’il est, la déception et la souffrance sont irréversibles. Car les sentiments paroxystiques demeurent, mais changent de pôle et l’amour se transforme en haine.
La jalousie
La jalousie n’a pas son pareil pour réactiver d’anciennes peurs de l’abandon et surtout, la menace de perdre l’autre. Car c’est bien le fer rouge de l’absence, la brûlure du manque qui définit la passion. Il taraude ceux que l’amour incendie et les affole d’autant plus que la fièvre dont ils sont atteints n’est jamais qu’une réponse à ce manque essentiel.
Dans le climat brûlant de la passion, un rien menace l’équilibre du couple. Plus souvent qu’un conflit, c’est une figure extérieure qui vient perturber le cours de la relation. Ainsi, l’allusion à un partenaire, un mode de vie, une période du passé suffisent-ils à faire vaciller la flamme des débuts et quelquefois même à éveiller des sentiments de jalousie intenses et destructeurs. «Les difficultés ont commencé après une invitation à dîner chez des amis, raconte Laurence. J’y ai retrouvé un homme qui m’avait sollicitée dans le passé et lorsque mon mari s’en est aperçu, il est devenu fou de rage.».
L’avènement du règne de la jalousie annonce aussi la fin de celui des sentiments : « Après cette soirée, l’intensité de mon amour pour mon mari a diminué. J’ai réalisé, bien plus tard, lorsque j’ai enfin réussi à le quitter, que j’étais revenue par pitié, parce qu’il me répétait qu’il ne pouvait pas vivre sans moi et me jurait qu’il ne recommencerait pas ses scènes». Compassion ou hantise de la solitude ? C’est très souvent la peur de se penser seul qui alimente la dépendance à l’autre. Cette même angoisse de la solitude se retrouve à de nombreux niveaux de la maltraitance conjugale et justifie son acceptation.
Ces gens qui aiment trop
En s’accrochant désespérément à celui ou celle qui nous maltraite ou nous rejette, nous réalisons le passage du désir au besoin, largement souligné dans la toxicomanie. Incapable d’envisager le partenaire autrement que comme un objet indispensable à sa survie, nous devenons pathologiquement dépendants. C’est le cas de ces femmes et de ces hommes qui aiment trop. La plupart du temps, il s’agit d’un lien pathologique entre un bourreau et une victime. Ce lien pathologique constitue une forme d’addiction entre deux adultes qui ont subi des traumatismes dans l’enfance.
Entre haine et passion, ce couple de « boiteux » recrée un scénario où le bourreau ne cesse de se venger et la victime de se racheter. « Je travaillais dans le secteur social lorsque j’ai rencontré Marc, se souvient Nadia. J’aidais les gens à se retaper, comme je l’ai aidé lui. Je l’ai hébergé, lui ai trouvé un emploi. Plus je le soutenais, plus il était odieux. Lorsqu’il me quittait, j’avais l’impression d’être une toxicomane en manque. J’ai compris plus tard que le maintien de ce lien était une façon de conserver celui qui existait avec ma mère, une femme maltraitante ».
Les love addict
Donjuanisme ? Bovarysme ? Abandonnisme ? Les love addict, ainsi nommés par la psychologue nord-américaine Suzanne Peabody, sont mus par un irrépressible besoin de séduire, le plus souvent régi par une quête infinie de l’amour qui, dans l’enfance, a manqué. Pour ces love addict, le cercle vicieux de la dépendance amoureuse est alors comparable à celui des toxicomanies.
Amoureux des relations fatales et passionnelles, ces hommes et ces femmes s’attachent au point de susciter le rejet et, lorsqu’une séparation s’impose, déplacent leurs espérances sur un nouvel amour qui fuira à son tour. « Mes amis disent que je suis une donjuanne, une collectionneuse d’hommes, raconte Alice. En apparence, peut-être. En réalité, je crois au grand amour à chaque fois que je rencontre quelqu’un. Comme par hasard, ce sont toujours des hommes mariés ou qui ne veulent pas s’engager. J’ai l’impression de tout leur donner et de ne rien recevoir en retour. Ça me frustre, mais le même scénario se répète à chaque nouvelle rencontre. Finalement, ma vie sentimentale se déroule au rythme de mes désillusions et de mes déboires. »
La dépendance sans passion
«Avec ma femme, nous nous connaissons depuis plus de vingt ans, raconte Pierre. Nous sommes désormais comme frère et sœur. Nous avions une vie parfaitement réglée, chacun notre activité professionnelle, un mois de vacances dans l’année où nous partions ensemble. Alors, au bout de toutes ces années de vie commune, on a décidé d’avoir des enfants. Depuis, nous avons peu de rapports sexuels, plus grand-chose à nous dire, mais pourquoi divorcer, puisqu’il n’y a pas de conflit ? »
Peut-être y a t-il eu passion entre ces deux êtres, peut-être pas. Toujours est-il qu’ils cohabitent encore. Par souci des convenances ? Par habitude ? Dans ce cas, comment être sûr que le lien qui les unit n’est pas une dépendance pure et simple ? Ces relations amoureuses, assimilées à des toxicomanies par les psychologues nord-américains, n’ont de l’amour que la forme et sont en réalité un moyen de rechercher la sécurité dans la dépendance, une façon de se parer contre le changement. Le conjoint viendrait en quelque sorte supplanter les parents, sans faire l’objet d’un véritable choix amoureux. Les spécialistes n’hésitent pas à parler de « dépendance toxicomaniaque » au conjoint.
On est loin des authentiques relations amoureuses, qui comportent une inévitable part de risque. Mais les apparences sont parfois trompeuses, et il suffit parfois d’un mouvement libérateur de l’un pour faire voler en éclat l’excès de conformisme de l’autre. « Il y a un an, j’ai rencontré une femme pour laquelle j’ai failli tout plaquer, poursuit Pierre. J’avais même loué un autre appartement pour que l’on s’y retrouve. Après son départ, j’y retournais de temps à autre et ma femme le savait. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que cet éloignement la soulageait».
Glaciale perversion
Dans une version plus pathologique, les psychiatres et sexologues Maurice Hurni et Giovanna Stoll se sont aventurés sur le continent sombre et dangereux de la relation perverse. Loin de l’atmosphère embrasée de la passion, le climat y est, au contraire, glacial et l’oxygène, rare. Le récit de la rencontre est celui d’une anti-attraction, où chacun livre une démonstration de la haine de l’amour et tient l’engagement affectif en dehors de son couple. « J’ai été élevée par une mère « lisse », irréprochable, pour laquelle il n’était pas bon d’exprimer ses affects, se souvient Maria. J’ai épousé un homme froid et calculateur. Chez nous, l’enfer était pavé de bonnes intentions. Adepte des théories de Skinner, mon mari s’évertuait à modeler mon comportement et j’étais heureuse de lui faire plaisir, car, chez moi, l’obéissance est un réflexe conditionné ».
Au sein de la dynamique perverse, le couple ne peut se circonscrire à une simple relation entre un méchant pervers et une pauvre victime innocente. Il s’agit plutôt d’une relation d’emprise réciproque, où le comportement masochiste de l’un vient compléter l’attitude sadique de l’autre.
Dans ce jeu de dupe où chacun tente de posséder son partenaire, les failles et les défauts assurent la prise de pouvoir de l’un sur l’autre. « Lorsque j’ai rencontré mon compagnon, j’étais déprimée et il était paumé, sans papiers, se souvient Virginie. Je me suis rendue compte qu’il était recherché par la police de son pays d’origine pour trafic de stupéfiants. Il est devenu mon Al Capone de la drogue et, en le protégeant, j’étais sûre qu’il ne m’échapperait pas. De son côté, il profitait de mon argent, de l’hébergement, tout en me disant que personne d’autre que lui ne pourrait me désirer».
Jubilation devant une faiblesse, calcul opportuniste et répulsion sexuel, tels sont les critères qui poussent le duo pervers dans son aspiration à former un couple. Selon Maurice Hurni, « c’est la capture de l’autre qui est visée et les contre-attaques vont servir d’attache, scellant ainsi deux êtres dans la haine. »
Dans la perversion comme dans la passion, l’autre, dès lors considéré comme objet-chose, est fétichisé. A la différence près, que le passionné pare son partenaire de toutes les qualités dont il se croit dépourvu, tandis que le pervers tire avantage de ses défauts pour le dominer.
Dans la passion, l’estime de soi chute et fait place à l’idolâtrie. A l’inverse, dans la perversion, les faiblesses servent de renfort narcissique. A ne pas confondre, donc.
L’amour tout court
Coup de foudre, passion, désir, haine… Oui, mais l’amour tout court, celui qui fait que l’on s’engage pour longtemps parce qu’on s’aime, un point c’est tout, c’est quoi ? Le mode d’emploi de la bonne relation n’existe pas. Il s’agit plutôt d’un équilibre, fragile, précaire entre la tendresse, l’engagement et la passion. Selon, la « théorie triangulaire » d’un amour vrai et non addictif du psychologue Robert J. Sternberg, chacune de ces composantes intriquée entre elles, contribue à l’équilibre de la relation. Ainsi, lorsque la tendresse et l’engagement tempèrent la passion, cette dernière apporte-t-elle sa touche de piment.
La relation risque de devenir problématique lorsque l’un des ces trois éléments se met à fonctionner indépendamment des autres et de manière excessive, car chacun d’eux, pris isolément, est potentiellement addictif. Par exemple, la tendresse dépourvue de passion engendrerait une propension à la romance, aux dîners aux chandelles, sans que le sujet ne parvienne à s’engager.
Pour qu’amour rime avec toujours, l’ardeur passionnelle des débuts doit continuer d’animer les amants, mais sans les consumer. L’amour n’est donc pas le contraire de la passion et la solution à l’aliénation affective ne se trouve pas non plus dans la liberté absolue. Le tout est de pouvoir assumer le choix de nos liens et de se sentir libre d’aimer.
Donc, oui. L’amour tout court, pour toujours, c’est quelquefois possible. Alors, pourvu que ça dure.
Les sources psychologiques de la dépendance
Idéalisation, dépendance, possessivité. L’amour est un kaléidoscope qui se décline en une infinité de nuances. Quelle que soit la façon d’aimer, la matrice de l’amour se trouve dans la relation à la mère et nos comportements amoureux prolongent ou réparent ce lien originel.
Ainsi, un partenaire inconsciemment choisi pour endosser le rôle de bourreau, nous condamne-t-il à rejouer éternellement les mêmes scènes subies dans l’enfance et vaut pour le rachat d’une dette imaginaire.
Dans la relation perverse, la destruction de l’autre n’est jamais qu’une réactualisation de celle, autrefois mise en acte, par un parent.
Quel que soit le mode de lien amoureux adopté par le sujet, plus les traumatismes sont massifs et précoces, plus les assises narcissiques seront fragiles et les risques de dépendance affective importants.
Passion, perversion, dépendance… Ces façons d’aimer particulières ont aussi leur raison d’être, puisqu’elles constituent autant d’aménagements pour se défendre des angoisses d’abandon, de perte et de mort, que nous gérons plus ou moins bien.
Une thérapie pour se dégager de la souffrance
Attachement et séparation, l’un ne va pas sans l’autre. On ne peut se séparer que si l’on a été aimé, retenu, amarré, et c’est dans ce mouvement apparemment contradictoire que l’on va rejouer sa relation à l’autre.
Pour sortir de l’engrenage des histoires aliénantes et destructrices, pas de recette miracle, mais un plongeon en soi-même qui interroge le lien de soi à soi et de soi à l’autre. Une thérapie individuelle peut aider au passage de la culpabilité à la responsabilité, de la dépendance à l’indépendance.
La thérapie de couple constitue une piste intéressante, à condition que les deux partenaires soient d’accord. Si ce n’est pas le cas, elle comporte le risque d’entretenir la mésentente dans l’intimité. Elle suppose que chacun reconnaisse ses actes et s’intéresse au ressenti de l’autre.
Emmanuelle Comtesse
L’amour et ses dépendances
« Ne t’en va pas, comment sans toi pourrais-je continuer de vivre ? ». Les maux de l’amour disent tous la même folie.
Pour les uns, la passion amoureuse est emprise et désir, pour les autres, elle est une chute éthylique, parfois fatale. Elle a ses revers : la haine, mais aussi ses envers : la perversion. Ignorant les lois, l’amour traverse les siècles aussi sûrement qu’il nous fait vivre et souffrir. Amour, haine et dépendance. Dis-moi comment tu aimes et je te dirai d’où tu viens. Car notre façon d’aimer trouve sa source dans l’enfance.
« Pardonnez la déco, ça fait vingt ans qu’elle déprime ». C’est ainsi que Lucille présente l’intérieur poussiéreux et vieillot de leur maison, à Jacques, le grand amour perdu, puis retrouvé de sa mère, Juliette.
« La tête de maman », le film de Carine Tardieu, raconte l’histoire d’une passion inassouvie entre un homme et une femme, que leur séparation brutale a laissés sur le carreau. Exsangues.
Depuis, ces deux-là traversent une vie blanche, comme deux âmes errantes suspendues au souvenir de cet autre qui tarde à revenir.
Il a interrompu ses études de vétérinaire pour devenir balayeur dans un zoo, elle s’est réfugiée dans la dépression.
Qui a dit que l’amour maternel était plus fort que tout ? La blessure narcissique de Juliette est telle qu’il lui est impossible d’investir son rôle de mère. Sa fille, Lucille l’a compris et décide de retrouver celui qui lui rendra son élan vital.
En revoyant son prince, Juliette retrouvera ses couleurs d’antan et le goût de la vie. Un temps, car elle mourra d’un cancer. C’est beau, mais ça se termine mal.
Dans la vraie vie, côté cœur, nous avons aussi notre lot d’histoires, celles que l’on n’a pas pu vivre, celles que l’on regrette et celles qui nous ont tour à tour meurtris, transcendés, abîmés, ranimés, flingués…Bref, l’amour est un kaléidoscope dont nous ne cessons d’explorer les facettes. Parfois à tort et sans raison.
La passion amoureuse
Depuis Tristan et Iseut, la passion amoureuse est dans notre culture le modèle de la relation souhaitable, celle sans laquelle la vie n’est pas digne d’être vécue. Les chansons populaires nous en resservent à volonté et l’amour reste une source de création intarissable. A la fois torride et destructrice, la passion suscite envie et peur.
En quête d’un amour absolu, nous le sommes tous, envers et contre notre lucidité d’adulte qui n’ose même plus y croire, jusqu’à la prochaine fois. Fall in love dit l’expression anglaise. Littéralement, « tomber en amour », car c’est bien d’une chute dont il s’agit, une chute éthylique qui nous donne le vertige, des émotions qui nous rendent aveugles aux défauts de l’autre, sitôt hissé sur un piédestal.
On admet donc difficilement que l’amour et la haine se cachent parfois sous un même masque et que nos histoires peuvent devenir fatales.
Dans la passion, l’autre est considéré comme un objet, que l’on pare de toutes les vertus. Cette chose adorée a valeur d’idéal, de fétiche… Tant qu’on l’aime. Car, hors de l’amour, point de salut : l’idole est jetée comme un déchet.
Pourquoi ? Parce qu’une idylle passionnelle excède rarement deux années, (et c’est un recors !) à l’issue desquelles la réalité de l’autre finit par s’imposer à nos yeux. Que se passe-t-il? De deux choses l’une : soit la passion se transforme en une relation amoureuse, moins exaltée, faite d’échange et de partage, soit elle tourne à l’aigre si l’un des amants souhaite prendre ses distances, tandis que l’autre peine à renoncer à la fusion des premiers émois. Si l’on est incapable d’accepter son partenaire tel qu’il est, la déception et la souffrance sont irréversibles. Car les sentiments paroxystiques demeurent, mais changent de pôle et l’amour se transforme en haine.
La jalousie
La jalousie n’a pas son pareil pour réactiver d’anciennes peurs de l’abandon et surtout, la menace de perdre l’autre. Car c’est bien le fer rouge de l’absence, la brûlure du manque qui définit la passion. Il taraude ceux que l’amour incendie et les affole d’autant plus que la fièvre dont ils sont atteints n’est jamais qu’une réponse à ce manque essentiel.
Dans le climat brûlant de la passion, un rien menace l’équilibre du couple. Plus souvent qu’un conflit, c’est une figure extérieure qui vient perturber le cours de la relation. Ainsi, l’allusion à un partenaire, un mode de vie, une période du passé suffisent-ils à faire vaciller la flamme des débuts et quelquefois même à éveiller des sentiments de jalousie intenses et destructeurs. «Les difficultés ont commencé après une invitation à dîner chez des amis, raconte Laurence. J’y ai retrouvé un homme qui m’avait sollicitée dans le passé et lorsque mon mari s’en est aperçu, il est devenu fou de rage.».
L’avènement du règne de la jalousie annonce aussi la fin de celui des sentiments : « Après cette soirée, l’intensité de mon amour pour mon mari a diminué. J’ai réalisé, bien plus tard, lorsque j’ai enfin réussi à le quitter, que j’étais revenue par pitié, parce qu’il me répétait qu’il ne pouvait pas vivre sans moi et me jurait qu’il ne recommencerait pas ses scènes». Compassion ou hantise de la solitude ? C’est très souvent la peur de se penser seul qui alimente la dépendance à l’autre. Cette même angoisse de la solitude se retrouve à de nombreux niveaux de la maltraitance conjugale et justifie son acceptation.
Ces gens qui aiment trop
En s’accrochant désespérément à celui ou celle qui nous maltraite ou nous rejette, nous réalisons le passage du désir au besoin, largement souligné dans la toxicomanie. Incapable d’envisager le partenaire autrement que comme un objet indispensable à sa survie, nous devenons pathologiquement dépendants. C’est le cas de ces femmes et de ces hommes qui aiment trop. La plupart du temps, il s’agit d’un lien pathologique entre un bourreau et une victime. Ce lien pathologique constitue une forme d’addiction entre deux adultes qui ont subi des traumatismes dans l’enfance.
Entre haine et passion, ce couple de « boiteux » recrée un scénario où le bourreau ne cesse de se venger et la victime de se racheter. « Je travaillais dans le secteur social lorsque j’ai rencontré Marc, se souvient Nadia. J’aidais les gens à se retaper, comme je l’ai aidé lui. Je l’ai hébergé, lui ai trouvé un emploi. Plus je le soutenais, plus il était odieux. Lorsqu’il me quittait, j’avais l’impression d’être une toxicomane en manque. J’ai compris plus tard que le maintien de ce lien était une façon de conserver celui qui existait avec ma mère, une femme maltraitante ».
Les love addict
Donjuanisme ? Bovarysme ? Abandonnisme ? Les love addict, ainsi nommés par la psychologue nord-américaine Suzanne Peabody, sont mus par un irrépressible besoin de séduire, le plus souvent régi par une quête infinie de l’amour qui, dans l’enfance, a manqué. Pour ces love addict, le cercle vicieux de la dépendance amoureuse est alors comparable à celui des toxicomanies.
Amoureux des relations fatales et passionnelles, ces hommes et ces femmes s’attachent au point de susciter le rejet et, lorsqu’une séparation s’impose, déplacent leurs espérances sur un nouvel amour qui fuira à son tour. « Mes amis disent que je suis une donjuanne, une collectionneuse d’hommes, raconte Alice. En apparence, peut-être. En réalité, je crois au grand amour à chaque fois que je rencontre quelqu’un. Comme par hasard, ce sont toujours des hommes mariés ou qui ne veulent pas s’engager. J’ai l’impression de tout leur donner et de ne rien recevoir en retour. Ça me frustre, mais le même scénario se répète à chaque nouvelle rencontre. Finalement, ma vie sentimentale se déroule au rythme de mes désillusions et de mes déboires. »
La dépendance sans passion
«Avec ma femme, nous nous connaissons depuis plus de vingt ans, raconte Pierre. Nous sommes désormais comme frère et sœur. Nous avions une vie parfaitement réglée, chacun notre activité professionnelle, un mois de vacances dans l’année où nous partions ensemble. Alors, au bout de toutes ces années de vie commune, on a décidé d’avoir des enfants. Depuis, nous avons peu de rapports sexuels, plus grand-chose à nous dire, mais pourquoi divorcer, puisqu’il n’y a pas de conflit ? »
Peut-être y a t-il eu passion entre ces deux êtres, peut-être pas. Toujours est-il qu’ils cohabitent encore. Par souci des convenances ? Par habitude ? Dans ce cas, comment être sûr que le lien qui les unit n’est pas une dépendance pure et simple ? Ces relations amoureuses, assimilées à des toxicomanies par les psychologues nord-américains, n’ont de l’amour que la forme et sont en réalité un moyen de rechercher la sécurité dans la dépendance, une façon de se parer contre le changement. Le conjoint viendrait en quelque sorte supplanter les parents, sans faire l’objet d’un véritable choix amoureux. Les spécialistes n’hésitent pas à parler de « dépendance toxicomaniaque » au conjoint.
On est loin des authentiques relations amoureuses, qui comportent une inévitable part de risque. Mais les apparences sont parfois trompeuses, et il suffit parfois d’un mouvement libérateur de l’un pour faire voler en éclat l’excès de conformisme de l’autre. « Il y a un an, j’ai rencontré une femme pour laquelle j’ai failli tout plaquer, poursuit Pierre. J’avais même loué un autre appartement pour que l’on s’y retrouve. Après son départ, j’y retournais de temps à autre et ma femme le savait. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que cet éloignement la soulageait».
Glaciale perversion
Dans une version plus pathologique, les psychiatres et sexologues Maurice Hurni et Giovanna Stoll se sont aventurés sur le continent sombre et dangereux de la relation perverse. Loin de l’atmosphère embrasée de la passion, le climat y est, au contraire, glacial et l’oxygène, rare. Le récit de la rencontre est celui d’une anti-attraction, où chacun livre une démonstration de la haine de l’amour et tient l’engagement affectif en dehors de son couple. « J’ai été élevée par une mère « lisse », irréprochable, pour laquelle il n’était pas bon d’exprimer ses affects, se souvient Maria. J’ai épousé un homme froid et calculateur. Chez nous, l’enfer était pavé de bonnes intentions. Adepte des théories de Skinner, mon mari s’évertuait à modeler mon comportement et j’étais heureuse de lui faire plaisir, car, chez moi, l’obéissance est un réflexe conditionné ».
Au sein de la dynamique perverse, le couple ne peut se circonscrire à une simple relation entre un méchant pervers et une pauvre victime innocente. Il s’agit plutôt d’une relation d’emprise réciproque, où le comportement masochiste de l’un vient compléter l’attitude sadique de l’autre.
Dans ce jeu de dupe où chacun tente de posséder son partenaire, les failles et les défauts assurent la prise de pouvoir de l’un sur l’autre. « Lorsque j’ai rencontré mon compagnon, j’étais déprimée et il était paumé, sans papiers, se souvient Virginie. Je me suis rendue compte qu’il était recherché par la police de son pays d’origine pour trafic de stupéfiants. Il est devenu mon Al Capone de la drogue et, en le protégeant, j’étais sûre qu’il ne m’échapperait pas. De son côté, il profitait de mon argent, de l’hébergement, tout en me disant que personne d’autre que lui ne pourrait me désirer».
Jubilation devant une faiblesse, calcul opportuniste et répulsion sexuel, tels sont les critères qui poussent le duo pervers dans son aspiration à former un couple. Selon Maurice Hurni, « c’est la capture de l’autre qui est visée et les contre-attaques vont servir d’attache, scellant ainsi deux êtres dans la haine. »
Dans la perversion comme dans la passion, l’autre, dès lors considéré comme objet-chose, est fétichisé. A la différence près, que le passionné pare son partenaire de toutes les qualités dont il se croit dépourvu, tandis que le pervers tire avantage de ses défauts pour le dominer.
Dans la passion, l’estime de soi chute et fait place à l’idolâtrie. A l’inverse, dans la perversion, les faiblesses servent de renfort narcissique. A ne pas confondre, donc.
L’amour tout court
Coup de foudre, passion, désir, haine… Oui, mais l’amour tout court, celui qui fait que l’on s’engage pour longtemps parce qu’on s’aime, un point c’est tout, c’est quoi ? Le mode d’emploi de la bonne relation n’existe pas. Il s’agit plutôt d’un équilibre, fragile, précaire entre la tendresse, l’engagement et la passion. Selon, la « théorie triangulaire » d’un amour vrai et non addictif du psychologue Robert J. Sternberg, chacune de ces composantes intriquée entre elles, contribue à l’équilibre de la relation. Ainsi, lorsque la tendresse et l’engagement tempèrent la passion, cette dernière apporte-t-elle sa touche de piment.
La relation risque de devenir problématique lorsque l’un des ces trois éléments se met à fonctionner indépendamment des autres et de manière excessive, car chacun d’eux, pris isolément, est potentiellement addictif. Par exemple, la tendresse dépourvue de passion engendrerait une propension à la romance, aux dîners aux chandelles, sans que le sujet ne parvienne à s’engager.
Pour qu’amour rime avec toujours, l’ardeur passionnelle des débuts doit continuer d’animer les amants, mais sans les consumer. L’amour n’est donc pas le contraire de la passion et la solution à l’aliénation affective ne se trouve pas non plus dans la liberté absolue. Le tout est de pouvoir assumer le choix de nos liens et de se sentir libre d’aimer.
Donc, oui. L’amour tout court, pour toujours, c’est quelquefois possible. Alors, pourvu que ça dure.
Les sources psychologiques de la dépendance
Idéalisation, dépendance, possessivité. L’amour est un kaléidoscope qui se décline en une infinité de nuances. Quelle que soit la façon d’aimer, la matrice de l’amour se trouve dans la relation à la mère et nos comportements amoureux prolongent ou réparent ce lien originel.
Ainsi, un partenaire inconsciemment choisi pour endosser le rôle de bourreau, nous condamne-t-il à rejouer éternellement les mêmes scènes subies dans l’enfance et vaut pour le rachat d’une dette imaginaire.
Dans la relation perverse, la destruction de l’autre n’est jamais qu’une réactualisation de celle, autrefois mise en acte, par un parent.
Quel que soit le mode de lien amoureux adopté par le sujet, plus les traumatismes sont massifs et précoces, plus les assises narcissiques seront fragiles et les risques de dépendance affective importants.
Passion, perversion, dépendance… Ces façons d’aimer particulières ont aussi leur raison d’être, puisqu’elles constituent autant d’aménagements pour se défendre des angoisses d’abandon, de perte et de mort, que nous gérons plus ou moins bien.
Une thérapie pour se dégager de la souffrance
Attachement et séparation, l’un ne va pas sans l’autre. On ne peut se séparer que si l’on a été aimé, retenu, amarré, et c’est dans ce mouvement apparemment contradictoire que l’on va rejouer sa relation à l’autre.
Pour sortir de l’engrenage des histoires aliénantes et destructrices, pas de recette miracle, mais un plongeon en soi-même qui interroge le lien de soi à soi et de soi à l’autre. Une thérapie individuelle peut aider au passage de la culpabilité à la responsabilité, de la dépendance à l’indépendance.
La thérapie de couple constitue une piste intéressante, à condition que les deux partenaires soient d’accord. Si ce n’est pas le cas, elle comporte le risque d’entretenir la mésentente dans l’intimité. Elle suppose que chacun reconnaisse ses actes et s’intéresse au ressenti de l’autre.
Emmanuelle Comtesse
La biologie des passions
Au risque de chagriner les âmes romantiques, nos coups de cœur ne seraient qu’une affaire de phéromones ! Ces substances hormonales jouent un rôle important dans nos comportements sexuels, mais aussi dans la survenue du coup de foudre. Décodage :
1 Je t’ai vu, je te sens, tu me plais… Le coup de foudre
Les phéromones, situées sous les aisselles, autour des organes génitaux et des mamelons, s’échappent et pénètrent nos narines. L’organe voméronasal les capte dans le nez et les transmet à l’hypothalamus. C’est le coup de foudre.
2 Je ne peux plus me passer de toi… Le grand amour
Tout le système limbique, le siège de nos émotions, est activé. Notre mémoire affective se réveille, provoquant une décharge de phényléthylamine (PEA), une hormone de la famille des amphétamines. On est littéralement shooté à l’autre et l’on a un besoin impérieux de le voir, de l’entendre, de le toucher. La dopamine entretient le processus en favorisant la mémorisation du plaisir qu’il nous procure.
3 Nous vivrons des jours heureux… L’union
La sécrétion de dopamine ne suffit pas à renforcer le lien dans la durée. Encore faut-il enrichir le cocktail hormonal en générant d’autres sources de plaisir que la simple présence de l’être aimé. Des projets communs de voyage, d’enfant, etc. vont contribuer à la fabrication de l’ocytocyne et de la vassopressine, les hormones sécrétées lors de situations de confiance et d’attachement.
4 Nous nous aimons pour de vrai… L’attachement
Avec l’habitude, le taux de dopamine diminue, ainsi que celle de l’intensité du plaisir d’être ensemble. Mais la sérotonine, l’hormone du sommeil et de la régulation de l’humeur, vient compenser ce manque. La relation amoureuse des premiers instants s'édulcore et se transforme en un véritable attachement. En principe, durable.
Emmanuelle Comtesse