Le travail à l’épreuve du Covid19
Défaut d’encadrement, charge de travail intense, temps de repos insuffisants, frontière ténue entre vie professionnelle et privée... Les nouvelles conditions de travail dues au confinement ne sont pas exemptes de risques psycho-sociaux et pourraient même en créer d’autres chez les actifs privés de liens sociaux.
Mais les travailleurs de la crise sanitaire ne sont pas tous confinés, loin de là. En plus des soignants, ceux que l’on nomme les invisibles, parce qu’ils exercent des métiers peu qualifiés, sont sur le terrain et fortement exposés aux risques de contamination.
Depuis l’annonce du 12 Mars par le gouvernement des mesures sanitaires visant à protéger la population du corona virus, un nouveau contexte s’est imposé à nous et à nos organisations de travail. « Comment éviter les effets indirects de la psychose collective ? », c’est la question posée par le webinaire du cabinet parisien Qualisocial, spécialiste de la qualité de vie au travail, animé le 25 Mars 2020 par la psychologue du travail Carine Boucher et les avocats en droit du travail, Barbara Hart et Mathieu Combarnous.
La psychose est un terme emprunté à la psychiatrie qui décrit une pathologie psychique. Elle se définit par un rapport troublé au réel, générateur de violentes angoisses pour celui ou celle qui en est atteint. En pareilles circonstances de crise sanitaire, l’expression est alors représentative des états anxieux occasionnés par les changements de repères et de cadre professionnel, mais aussi par la crainte de nombreux actifs, salariés et indépendants, de perdre leur emploi.
Avec le télétravail, rendu obligatoire pour 20% des salariés français, les modalités de travail ont changé et les managers, coupés de leurs équipes, jouent un rôle central dans cette nouvelle forme d’encadrement. « Communiquer essentiellement avec des outils numériques n’est pas simple mais réalisable, concède Sophie, manager dans une entreprise d’agro-alimentaire. A condition de garder le lien avec les collaborateurs pour éviter le délitement de la communauté de travail. A nous de redéfinir les priorités, fixer les objectifs, instaurer des rituels et des rendez-vous fixes (réunions, mails de rappel), pour que chaque salarié puisse s’inscrire différemment au sein de l’équipe et y trouver sa place ».
Et quid des risques psycho-sociaux ? Dans cette situation de confinement, la désocialisation, les configurations familiales ou les problèmes personnels peuvent rendre le travail à la maison difficile. Car si le télétravail apparait comme un privilège au regard de ceux qui sont obligés de se déplacer en pleine épidémie virale, une enquête réalisée par l’entreprise Odoxa montre que 43% des actifs en télétravail disent ne pas pouvoir s’isoler seul dans une pièce chez eux.
Les risques de burn - out à domicile
Avec des enfants qu’il faut occuper, quelquefois dans un espace restreint, le confinement peut conduire à une organisation pathogène et les risques d’épuisement professionnel sont accrus. Certes, poursuivre son activité est un garant de bonne santé, mais les salariés sont de bons petits soldats qui, loin d’être tentés de se la couler douce, ont tendance à douter de leur efficacité, précisément parce qu’ils ne sont pas sur leur lieu de travail. Pour combler le supposé manque à gagner, les déconnexions après les horaires de bureau habituels ne sont pas rares. Une surcompensation à laquelle s’ajoute la multiplication des réunions de visioconférences qui augmente la charge de travail. « Cette organisation a pour principal défaut d’abolir encore un peu plus l’indispensable frontière entre vie professionnelle et vie privée, souligne l’avocate Sophie Reichman dans une interview accordée à l’Obs. L‘expérience prouve que l’empiétement du travail sur la sphère familiale et privée est source d’épuisement professionnel ».
Pour se protéger des risques d’un éventuel burn-out, il est recommandé d’organiser un espace physique et temporel chez soi, en séparant vie professionnelle et personnelle ; mais aussi de se déconnecter et d’aménager suffisamment de pauses pour maintenir un rythme de travail raisonnable.
La reprise post confinement s’annonce d’autant plus difficile que les dirigeants seront tentés de mettre les bouchées double pour minimiser l’impact de la crise. « Pour obtenir d’eux ces efforts de productivité, il faudra plus que jamais instaurer un dialogue social intelligent et constructif, fondé sur la bienveillance, la communication et l’écoute active », rappelle l’avocate. A bon entendeur…
La reconnaissance, de quoi parle-t-on ?
Alors comment motiver ses équipes sans tomber dans un micro management stressant ? « En leur disant que l’activité économique de l’entreprise doit se maintenir, rappelle Carine Boucher. On doit se projeter, même si nous n’avons pas de vision claire pour les six mois à venir ».
Mais la perspective seule du maintien à flot de l’entreprise ne suffit pas. Les salariés ont fourni des efforts considérables pendant le confinement et ils attendent de la reconnaissance de la part de la hiérarchie. Certains d’entre eux ont cumulé les jobs, tandis que leur foyer se métamorphosait tour à tour en salle de classe et en espace de jeux. Inutile de préciser que travailler dans de pareilles conditions relèvent de la gageure.
Ces salariés sortent épuisés du confinement et la reconnaissance de leur implication dans leur travail est un minimum à leur témoigner pour maintenir la motivation lors de la reprise. Encore faut-il ne pas se contenter d’un merci c’est bien continue comme ça.
Pour Jean-Pierre Brun, professeur de management et directeur de la chaire en gestion de la santé et de la sécurité du travail à l’université Laval de Québec, la reconnaissance est une composante essentielle de la vie au travail et les salariés la réclament. Cette demande concerne toutes les organisations, privées ou publiques, et toutes les professions, quel que soit le niveau hiérarchique. Elle s’exprime par la revendication de salaire, de statut, mais aussi par la demande de considération qui porte sur la personne elle-même, le respect et la dignité que chacun estime lui être dus.
La véritable reconnaissance repose sur quatre principes : La reconnaissance de la personne en tant qu’individu singulier qui a sa place au sein de l’organisation, que l’on doit saluer le matin et informer des grandes décisions prises par l’entreprise ; la reconnaissance des résultats qui doit se traduire par une récompense financière (intéressement aux bénéfices, prime, etc.) et symbolique (courrier personnalisé quand l’objectif est atteint ; pot après un projet) ; la reconnaissance des compétences qui s’adresse au professionnel, à sa manière d’exécuter ses tâches, à la qualité de ses relations avec ses collègues. On valorisera des aptitudes comme la créativité, l’innovation ou l’autonomie, ce que l’on appelle plus communément le « savoir-faire » du salarié.
Et enfin, la reconnaissance de l’effort qui nous intéresse particulièrement ici, et qui consiste à remercier pour l’engagement et les risques encourus. Car dans un contexte de crise, les salariés peuvent redoubler d’effort sans obtenir les résultats escomptés. Cette reconnaissance sera donc indépendante des résultats, mais elle peut contribuer à accepter une intensité de travail importante. Toute proportion gardée, naturellement, il ne s’agit pas de surcharger les collaborateurs au prétexte qu’on leur témoigne la reconnaissance qu’ils méritent.
Une temporalité différente selon la situation professionnelle de chacun
Alors qu’un actif sur cinq (20%) pratique le télétravail à domicile, des millions de personnes prennent conscience des valeurs structurantes de leur métier, tandis que beaucoup en sont privés. Car non seulement le travail est un facteur de résilience dans un contexte de grande angoisse collective, mais il perpétue le lien social et structure le temps. La question du sens donné à son travail se pose avec d’autant plus d’acuité que de plus en plus d’individus se demandent si leur travail est utile. Ce questionnement est encore plus aigu dans ce contexte de crise où certains métiers s’avèrent plus vitaux que d’autres.
Il aura fallu une catastrophe sanitaire pour que l’on réalise que des métiers peu valorisés sont pourtant indispensables à la bonne marche économique de notre pays. La sociologue Dominique Meda souligne ce paradoxe dans la hiérarchie des salaires qui montre les disparités de reconnaissances sociales et d’utilité des métiers. Si l’on devait s’inscrire dans une logique de guerre, pour reprendre la métaphore du président - bien qu’aucune bombe ne nous soit encore tombée sur la tête – nous dirions que ceux qui sont au front sont des professionnels considérés, comme les médecins et les infirmières. Mais ce serait oublier les nombreuses professions qui appartiennent aux métiers du « care » (les aides-soignantes, les aides à domiciles et les auxiliaires de vie), aux métiers de la vente, du nettoyage, du transport et de la production (les caissières, les livreurs, les transporteurs, les éboueurs). Ces femmes et ces hommes sont en première ligne pour nous servir et nous faisons aujourd’hui mine de leur apporter la considération qu’ils méritent. Sans eux, plus de quoi se sustenter, se soigner, vider nos poubelles, nettoyer les rues, soigner les malades ou prendre soin de nos vieux. Ces travailleurs dénigrés la plupart du temps, parce qu’occupant des emplois peu qualifiés, sont l’objet d’une reconnaissance soudaine, car leur travail a du sens et une utilité sociale. Et c’est bien cela qui donnent de la valeur à nos métiers. Nous pourrions aisément nous passer des traders, mais pas des soignants ni des éboueurs.
Les soignants, figures héroïques du covid 19
Nos applaudissements quotidiens, à l’heure du JT, exprime notre gratitude à l’égard des soignants qui luttent pour nos vies. « Dans vos jours noirs où rien ne cesse, il y a nos vies, c’est grâce à vous », chante Vanessa Paradis en hommage à ceux qui de nuit comme de jour ne baissent jamais la garde. Et oui, il y a nos vies entre leurs mains. « Et non, nous ne sommes pas des héros, rétorque Anne, infirmière. Nous faisons notre boulot, c’est tout ». On sent de l’agacement chez les soignants avec lesquels je me suis entretenue, moi bien à l’abri, eux au front. Car le ras-le-bol des hospitaliers ne date pas du covid 19. Hier, niés dans leur demande d’effectif et de matériel pour pouvoir exercer dans des conditions normales, aujourd’hui portés aux nues par nos dirigeants qui prennent (enfin) conscience de l’utilité des services de santé publique, nos « héros » s’exaspèrent du zèle qui dissimule à peine le mépris subi depuis des années. « On est de la chair à canon », s’indignent certains. Car sous les bravos et l’obséquiosité des ministres, il y a des soignants inquiets du risque de contamination pour eux-mêmes et leurs proches ; des praticiens en colère contre les autorités qui les envoient au front sans le matériel (masques, blouses, respirateurs) nécessaire à l’exercice de leurs fonctions ; des professionnels de santé excédés de l’ingérence de la crise par le gouvernement et l’OMS ; du désarroi face aux familles privées du rituel funéraire qui permet l’accompagnement au mort ; et surtout, la souffrance éthique des soignants prenant seuls la responsabilité de faire le tri entre les malades pour choisir à qui donner le respirateur. « Le plus dur c’est ça, me confiera une infirmière. Devoir désigner qui on va sacrifier ».
Entre la pression exercée sur les salariés du privé pour remonter une économie déprimée, et les répercussions psychologiques de l’épidémie sur les soignants, la sortie de confinement s’annonce difficile. Une fois la vague virale passée, les patients qui se sont abstenus de consulter afflueront dans les services hospitaliers. Cet effet rebond est d’autant plus à craindre que les professionnels, épuisés, auront enfin baissé la garde et ce pourrait bien être leur point de rupture, avec des burn-out à la clé et… l’obligation pour nos soldats en blouse blanche de rester chez eux pour le déconfinement.
Emmanuelle Comtesse