La mort
On l’appréhende parce qu’on sait qu’on n’y échappera pas. La mort à l’ère du covid 19 est un sujet prégnant. On peut décider de l’ignorer par le truchement d’un détachement du principe de réalité (la magie du déni), ou bien se sentir menacé par le virus comme par le plus extrême des dangers, l’intensité de l’angoisse de mort nous ramenant alors aux formes les plus archaïques d’angoisse de séparation d’avec le premier objet d’amour.
Mort réelle et mort symbolique
Nous pourrions donner deux définitions de la mort, même si dans tous les cas elle désigne une fin absolue. D’un point de vue biologique, la mort est la cessation de la vie humaine. Elle se caractérise par l'état irréversible d'un organisme qui a cessé de vivre, dont toutes les fonctions vitales se sont arrêtées, à commencer par le muscle cardiaque qui cesse de battre et de propulser du sang vers les organes. C’est pour cela que les morts ne bougent plus, ne ressentent plus et que leur peau est plus pâle et froide car le sang ne circule plus dans leurs veines.
Chez l’être humain, à tous ses niveaux d’existence, coexistent la mort et la vie. Un être en fin de vie se rapproche de la mort, avec l’intuition de son imminence, probablement vécue comme une délivrance par les personnes âgées et fatiguées de vivre. Car si les capacités intellectuelles et cognitives sont encore vivaces, les fonctions vitales s’éteignent avec la vieillesse. En témoignent la lenteur des gestes et la marche des vieux qui n’ont plus le même allant, comme s’ils résistaient face à l’éventualité de la mort qui les attend au bout du chemin.
Symboliquement, la mort représente une perte, une séparation définitive d’avec notre vie et tout ce qui s’y rattache, amis, amours, travail, loisirs, enfants… La mort arrache l’être à tout ce qui l’ancre dans la vie et à ce qui la fait. Elle est l’aspect périssable et destructible de l’existence, indiquant par là même ce qui disparait inéluctablement. La mort exprime ainsi le deuil, la perte, le renoncement, puis la fatalité qui ne va pas sans un certain détachement.
Freud nous enseigne que l’angoisse de séparation sert de trame à toutes les angoisses existentielles de l’être humain. L’angoisse de mort, angoisse de castration suprême, serait la reprise des angoisses de castration oedipienne par un Surmoi qui les désexualise et les sublime (l’angoisse de mort serait une élaboration de l’angoisse de castration). L’angoisse, source de souffrance psychique, se relie à la notion de perte d’amour de l’objet, tandis que la douleur psychique renvoie à la perte d’une partie de soi-même, s’apparentant ainsi à une amputation psychologique.
La mort à l’ère du covid 19
La mort est l’épée de Damoclès de tous les êtres vivants. Nous ne sommes pas éternels et plus nous avançons en âge, plus nous en prenons conscience. Pourtant, dans la vie des sociétés occidentales, la mort occupe une place restreinte, à la différence des sociétés traditionnelles dans lesquelles existaient des cérémonies, des rituels, le culte des morts, l’initiation des adolescents. Les enfants pouvaient recevoir, de la part de leurs aînés, la transmission d’un savoir commun sur la mort et en apprivoiser la peur. Aujourd’hui, les familles sont dispersées, vivent souvent loin de leur lieu d’origine, les malades et les vieux décèdent à l’hôpital ou dans une maison de retraite. De nombreux enfants sont par conséquent peu confrontés à la fin de vie de leurs proches.
Alors comment vit-on la mort à l’ère du covid 19 et de la crise écologique ? Car si l’épidémie et la destruction de la Terre rappellent à l’être humain sa fragile condition, les esprits contemporains sont façonnés par la certitude que l’on peut tromper la mort et pourquoi pas la vaincre. Cette pensée magique, reliquat de la toute-puissance infantile, est une tentative d’échapper aux angoisses et aux conflits du monde interne et du monde externe, sans pour autant empêcher la peur de mourir. La sensation oppressante de fin du monde, notamment exprimées par de jeunes individus, désespérés par le caractère irresponsable des comportements de leurs ainés à l’égard de la nature (la Terre mère, nourricière et protectrice), traduit cette prescience de l’être humain que ses années sont comptées. Pour conjurer l’angoisse du sort inéluctable, nous parons à tous les dangers et, aussi paradoxal que cela puisse être, en agissant de la sorte, c’est la peur de mourir que nous refusons d’affronter. La valeur de la vie tient pourtant à ce qu’elle n’est pas éternelle et le bon sens voudrait que l’on prenne le risque de la vivre.
Deleuze avait prédit que le XXIème siècle serait celui du contrôle. Cette prophétie se vérifie dans nos manies de contracter de multiples assurances – comme si elles devaient nous protéger de quoi que ce soit ou nous garantir la pérennité de nos acquisitions -, dans notre façon de prévenir les drames potentiels, et pour les plus névrosés d’entre nous, dans les rituels conjuratoires. Rien de grave ne doit nous toucher, aucun accident ne peut survenir grâce à Dieu ou à notre assurance multirisque. Alors que l’existentialisme de Sartre nous enseigne que le choix contient une part de renoncement, et donc d’acceptation de la perte, nous enfermons ou rendons invisible, ceux qui nous confrontent à la précarité de l’existence. La mise à distance de nos vieux et l’exclusion des plus démunis nous entretiennent dans l’illusion que nous ne sommes pas concernés par la déchéance et la mort qui nous fauchera bien un jour ou l’autre.
Le septième sceau ou la mort en face
Dans le film d’Ingmar Bergman, « Le septième sceau », le chevalier Antonius Block rentre de Croisades et retrouve une Suède où la peste fait des ravages. Pour déjouer la mort qui le guette, il entame une partie d’échec avec la Faucheuse, impressionnante figure livide encapuchonnée de noir, dans un décor sombre, face à la mer houleuse. Nous sommes au XIIème siècle et l’épidémie bat son plein, faisant tomber des têtes. Antonius, chevalier torturé et mélancolique sait qu’il n’en a plus pour longtemps et trompe l’angoisse en gagnant du temps, retardant l’échéance de sa finitude.
S’engage alors un dialogue existentiel avec la mort, à qui Antonius révèle vicissitudes et inquiétudes face au néant, jouant sa vie à chaque coup de jeu d’échec.
La partie est perdue d’avance, on le sait. Le chevalier est revenu fatigué de ses croisades meurtrières et l’angoisse de sa propre mort n’est jamais qu’un indice de son existence malheureuse. Sa mine résignée ne trompe pas et la mort l’emportera finalement sans trop de résistance. Si l’angoisse est à l’aune du désir, elle peut aussi s’éteindre avec lui. C’est par le couple de comédiens, parents d’un bambin éclatant de santé, que triomphe Eros, la pulsion de vie, renvoyant Thanatos, la pulsion de mort, à sa propriétaire, la Faucheuse. A travers ses scènes d’agonie de pestiférés et d’immolation de « sorcière » (la diabolisation des femmes avait déjà bien commencé) Bergman nous parle d’une époque macabre et brutale, dont la barbarie oblige à regarder la mort en face. Le chevalier serait tenté d’attendre passivement son tour, mais c’est impossible car la mort s’annonce par cent signes, au fur et à mesure que le fléau de la maladie se propage, rendant sa réalité de plus en plus tangible.
Le capitalisme à l’épreuve de la crise sanitaire
Notre Faucheuse à nous n’est pas tant le covid 19 que le capitalisme et sa culture du profit, dont la crise sanitaire a révélé les absurdités économiques et sociales. Mais elle nous lance un défi : celui de tirer enseignement de la pandémie, en renforçant les services publics, comme les hôpitaux, en sauvegardant l’agriculture française et en cessant le consumérisme de masse qui détruit notre planète. « Le coronavirus, écrit le sociologue et philosophe Edgar Morin, nous dit avec force que l’humanité tout entière doit rechercher une nouvelle voie qui abandonnerait la doctrine néolibérale pour un New Deal politique social, écologique », au sein duquel les autonomies vivrières et sanitaires seraient préservées. Un ordre productif humainement et écologiquement plus acceptable, également prôné par l’économiste Thomas Coutrot, qui serait la condition sine qua non pour assurer la survie de l’espèce humaine. Mais assistons-nous réellement à la fin de notre civilisation ou bien sommes-nous à l’orée d’un nouveau monde ? Vaste question, n’est-ce pas. La crise sanitaire révèle la fragilité de notre modèle sociétal et la crainte de l’effondrement gagne du terrain, au point que des américains aisés, loin de s’envelopper dans un hédonisme réconfortant, anticipent l’apocalypse en investissant une fortune dans des bunkers aménagés, tandis que d’autres s’infligent des stages de survie sur une île déserte. C’est dire si l’être humain est désorienté : envisager le repli narcissique comme seul moyen de protection contre tout ce qu’il a détruit, en dit long sur sa faculté à transcender sa peur de l’effondrement par un fantasme de toute-puissance.
Mais faut-il craindre cette fin qui s’annonce ? Elle arrivera, inéluctablement et très prochainement, martèle l’écologue et chercheur Pablo Servigne. Car la catastrophe a commencé pour l’humanité. Et nous l’avons cherché, soutenant avec complaisance le mythe du darwinisme social. Prenons acte des catastrophes qui ont eu lieu, faisons le deuil d’un monde qui ne sera jamais plus comme avant et renforçons l’altruisme et les solidarités qui sont autant de facteurs de protection sociale capables de favoriser l’épanouissement de l’espèce. Tant qu’il est encore temps.
Emmanuelle Comtesse