L'Autre monde
Posté le 26/12/2018
« L’Autre monde », un autre soi
Madame Bovary s’inventait une autre vie. Sa vision passionnément lyrique de l’existence, largement entretenue par ses lectures de jeunesse, lui fait douloureusement ressentir l’écart qui existe entre le monde rêvé et la vie réelle.
Lasse des conversations de son mari « plates comme un trottoir de rue », elle s’invente un autre monde où les hommes auraient de la répartie et du sex appeal. Ces figures fantasmatiques, dont elle tombe amoureuse, la déçoivent très vite lorsqu’elle se heurte à leur réalité tangible.
Dans un contexte plus actuel, celui du film de Gilles Marchand, « L’Autre monde », l’objet du fantasme se trouve de l’autre côté de la toile.
Fasciné par Audrey, une bimbo gothique et suicidaire, Gaspard s’aventure dans les arcanes du jeu en réseau Black Hole. L’adolescent, dont les émois sexuels s’expriment sous le soleil de Marseille, se crée un avatar nocturne pour le lancer illico à la poursuite de sa blonde peroxydée. Jour contre nuit, Eros contre Thanatos.
À trop vouloir la rattraper, l’adolescent se perd dans les méandres d’un mystère, celui de son identité. Si son avatar fait preuve de bravoure, son être réel n’en mène pas large face à la Marilyn des Calanques et va jusqu’à compromettre son avenir sentimental et social.
La fable se termine bien. Enfin, presque : Audrey se suicide pour de vrai et Gaspard retourne dans les bras de sa petite amie.
Au-delà du classique combat entre pulsions de vie et pulsions de mort, qui nous anime tous, « L’Autre monde » raconte l’histoire d’un adolescent pour lequel la création d’un avatar rend facile à transgresser les interdits qui l’oppriment, réalisables les fantasmes qu’il refoule.
L’avatar est au joueur ce que Sganarelle est à Don Juan. C’est-à-dire sa bonne et sa mauvaise conscience, celui qui le guide et le représente, celui qui, finalement, usurpe son identité avec son consentement.
Le fait que l’avatar soit amené à remplacer le joueur dans des situations délicates lui confère un certain pouvoir. Leur relation devient ambiguë, les deux personnages sont alors renvoyés l’un à l’autre, comme dans une relation en miroir. Ces deux images vont jusqu’à se confondre lorsque le fantasme empiète sur la réalité. Au fur et à mesure du déroulement du jeu, on discerne l’interdépendance dans laquelle vivent le joueur et son clone et comment celle-ci les conduit à ne former plus qu’une seule entité psychologique.
C’est finalement la mort, celle d’Audrey, qui brisera les liens de ce duo artificiel, ramenant brutalement Gaspard à la réalité de sa vie. De l’ »Autre monde », de ses liens tissés avec son double gémellaire, il reviendra bouleversé, changé. Comme toujours, lorsqu’on a basculé de l’autre côté d’une limite autorisée.
Emmanuelle Comtesse