La co-dépendance
Posté le 29/12/2018
La Co-dépendance
I Entretien avec Marc Valleur, psychiatre, médecin chef de l’hôpital Marmottan et auteur du livre « Les nouvelles formes d’addiction », éditions Flammarion.
Qu’est-ce qui différencie la passion de l’amour ?
La passion est une relation amoureuse dissymétrique, où l’autre est survalorisé, c’est la fameuse cristallisation décrite par Stendhal. Dans l’amour, il existe des notions de partage, d’engagement et de tendresse, garants d’une relation durable, qui n’existent pas dans la passion. La passion est caractéristique de la découverte, elle donne l’impression que c’est la première fois. Une « première fois » que l’on cherche à renouveler.
La passion et la codépendance sont-elles considérées comme des maladies par les psychiatres?
La passion n’est évidemment pas une maladie. En revanche, la codépendance est considérée comme telle en Amérique du Nord, mais pas encore en France. Cela dit, il ne faut pas confondre les deux, même s’il existe un lien.
La passion peut-elle être considérée, au même titre que la toxicomanie, comme un refuge ?
Au contraire. Dans la passion, on sort de soi, on prend des risques, on est prêt à abandonner toutes les routines rassurantes. Il s’agit d’un abandon qui permet de renoncer à toute maîtrise de soi, des évènements. L’autre est placé sur un piédestal et c’est le monde entier que l’on voit à travers lui.
Il existe pourtant un langage commun à la passion et à la toxicomanie.
Les premières descriptions des toxicomanies font référence au langage traditionnel de la passion amoureuse pour décrire les expériences liées à la prise de toxiques. Le « coup de foudre », le « flash » toxicomaniaque précède la « lune de miel » euphorique qui précède la « lune de fiel », sorte de retombée brutale des sensations extatiques des premiers instants.
Et puis, le fait que l’autre –ici, la drogue- devienne plus important que le sujet, que le désir se transforme en besoin impérieux sont des éléments communs à l’addiction et aux relations passionnelles.
Peut-on comparer le coup de foudre à un traumatisme ?
Oui, parce que cette rencontre est inénarrable, impossible à verbaliser. L’évènement a fait effraction dans la grisaille du quotidien, alors que le sujet était psychiquement au repos. Il ne s’y attendait pas et la brutalité de l’évènement le bouleverse. Non symbolisé, il peut ressurgir sous forme de cauchemars, de flash back. Si la rencontre a été trop forte, l’addiction passionnelle consistera en la recherche permanente de cet état initial.
Pourquoi devient-on dépendant de l’autre dans la passion ?
Le coup de foudre instaure une dépendance d’emblée, parce qu’il est la réalisation d’une attente, il se présente comme la réponse à une question existentielle. En prenant la dimension d’une révélation, d’un coup du destin, il est vécu comme un hasard, alors qu’en réalité, on tombe amoureux de quelque chose qui est signifiant pour soi, qui se révèle à notre insu lors de la rencontre. C’est tout le problème des codépendances.
La codépendance est un lien qui unit à un conjoint maltraitant
Le psychologue américain Howard Halpern cite l’exemple d’une femme qui rencontre son futur époux dans une salle de remise en forme. La femme est venue pour muscler son fessier. L’homme passe devant elle et lui dit : « Ce n’est pas gagné ! ». La femme tombe amoureuse de cet homme et l’épouse. S’ensuit une véritable lune de fiel au cours de laquelle l’homme ne cessera de la bafouer. En réalité cette femme, dont on peut imaginer qu’elle a eu un père également rigide et humiliant, a été inconsciemment attirée par le caractère méprisant de cet homme qui lui rappelait celui de son père. Cette petite phrase assassine a été signifiante pour elle.
Quel est le lien avec la passion ?
Il se trouve dans le caractère antisocial de la passion, avec cette idée que l’amour s’oppose au groupe, à la société, aux adultes, et peut prendre l’allure d’un défi à relever. En s’amourachant de cet homme, la femme du club de gymnastique se met au défi de se faire aimer par lui. Dans les amours adolescentes, on retrouve fréquemment ce schéma : une lycéenne, fille de cadre, dont le père est perçu comme répressif, sera davantage attirée par le « tatoué balafré » de la cité d’à côté, que par le meilleur élève de sa classe, issu du même milieu qu’elle. La passion est au-delà des conventions. Or, pour qu’une relation soit passionnelle, on en déduit qu’il faut piétiner ces conventions.
Une relation passionnelle peut-elle devenir dangereuse ?
La passion devient dangereuse lorsque le sujet abdique tout désir devant l’objet et que ses préoccupations pour sa survie passe au second plan. La lycéenne qui s’éprend du « tatoué balafré » pour échapper à l’autorité paternelle, pourrait retomber, à son insu, sous la domination d’un homme beaucoup plus autoritaire que son père. Dans sa volonté farouche de se défaire de ses premiers liens d’attachement, elle prend le risque d’abandonner ses études et de tout sacrifier pour l’objet de sa passion. Peut-être au péril de sa vie.
Les « femmes qui aiment trop » s’engagent également dans une relation dangereuse
La notion de codépendance est née avec cette clinique de femmes. Elle a été conçue dans les années 70 par des psychologues féministes qui ont établi un lien entre le choix involontaire d’un partenaire maltraitant et le maintien de cette liaison, que ce soit avec le conjoint actuel ou avec un autre choisi sur le même modèle. Elles ont remarqué que ces femmes entretenaient le même genre de relation avec un homme qu’avec un produit et se comportaient comme de véritables toxicomanes.
Qu’est ce qui peut motiver une femme à rester avec un conjoint maltraitant ?
L’idée, ou plutôt l’illusion, que l’on peut changer l’autre est la clef de voûte de ce type de relation. Cette volonté de maîtrise, proche de celle du toxicomane qui se persuade qu’il est capable de gérer ses consommations, devient source de culpabilité. Toute la maltraitance est interprétée comme étant liée à une faute. Ces femmes se comportent comme si elles étaient responsables des malheurs passés et la soumission à la violence subie reste le seul mode de lien amoureux qu’elles connaissent. La source de leur problème, ne réside pas uniquement dans la conduite de leur conjoint, mais trouve très souvent son origine dans une histoire infantile empreinte de traumatismes précoces.
Une passion peut-elle trouver une issue heureuse?
Avec le temps, la passion s’atténue. Mais lorsque la passion est réciproque, elle peut devenir source de vrais attachements positifs. Car l’amour n’est pas le contraire de la passion et la solution à l’aliénation affective ne se trouve pas non plus dans la liberté absolue. De la même façon, qu’il n’existe pas un mode d’emploi de la bonne relation, mais un équilibre, fragile, instable entre la tendresse, l’engagement et la passion. Or, chacune de ces composantes, prises isolément, sont toutes potentiellement addictives. Le tout est de pouvoir assumer le choix de nos liens et de se sentir libre d’aimer.
II L’avis du psy
Nadia, 32 ans
J’ai partagé pendant sept ans la vie d’un homme toxicomane et violent. Lorsque je l’ai rencontré, je travaillais dans le secteur social, tandis qu’il vivait dans un squat. Je savais qu’il avait une histoire difficile et c’est ce qui m’a attendrie. J’avais moi-même été maltraitée par ma mère, enfant, et je suis restée sensible à la souffrance des autres. Au bout de quinze jours, il est venu habiter chez moi. A ses débuts, notre relation était très tendre, j’avais l’impression d’avoir un grand enfant à la maison, dont je prenais soin. J’étais sa canne. De son côté, il pouvait se montrer attentionné. Les accès de violence sont survenus assez rapidement. Les blessures étaient si importantes que j’ai dû arrêter de travailler. J’ai porté plainte une première fois, puis je l’ai disculpé avant le jugement et nous avons de nouveau vécu ensemble. J’ai enfin réussi à me séparer de lui, au prix d’une grande souffrance parce que j’étais en manque affectif et physique de cet homme.
L’avis du psy
Il s’agit d’une véritable relation de codépendance : Nadia est addict d’un addict qui la maltraite. Ces individus sont tous deux façonnés par des carences précoces à l’origine de la crainte de l’abandon et de la solitude. Pour Nadia, l’addiction prend source dans une histoire infantile, où les violences maternelles l’ont conduite à confondre amour et maltraitance. Il y a quelque chose du complexe du martyr dans sa capacité à endurer des souffrances au nom de l’amour pour un homme qu’elle considère comme un enfant. Elle le protège et le disculpe devant la loi, comme si elle était responsable des mauvais traitements qu’il lui inflige. « J’étais sa canne », dit-elle, comme elle aurait pu être le bâton de vieillesse de sa mère. La culpabilité de Nadia l’empêche de se défaire d’un lien pathogène qui la maintient dans une situation de dette envers l’autre. Une façon, pour elle de prolonger sa relation à la mère violente.
Pierre, 40 ans
Marié depuis vingt ans, j’ai une relation fraternelle avec ma femme. Je l’ai épousé, alors que je ne l’aimais pas vraiment. Nous avons une vie parfaitement réglée, deux enfants, peu de rapports sexuels et plus grand-chose à nous dire, mais pourquoi divorcer, puisqu’il n’y a pas de conflit ? Il y a deux ans, j’ai rencontré une femme. Elle était sublime et j’en étais fou. Pour elle, j’aurais plaqué femme et enfants. J’avais loué un autre appartement pour que l’on se voie et nous projetions de nous installer ensemble. Mais à partir du moment où cela est devenu réalisable, elle a cessé de répondre à mes appels, prétextant une opposition de sa famille à notre relation. J’ai mis beaucoup de temps à me remettre de cette rupture brutale. Un an plus tard, j’ai rencontré une autre femme que je retrouvais dans ce même appartement. Elle était mariée et je la voyais rarement. Elle se livrait peu et j’avais l’impression que ces retrouvailles clandestines lui convenaient, alors que j’insistais pour la voir davantage. Un jour, elle a disparu de ma vie et je ne l’ai plus revue. Je crois qu’elle a eu peur de s’engager davantage.
L’avis du psy
Démon de midi ou découverte tardive de l’amour et de ses affres ? Chacune de ces femmes possède une particularité : l’une est belle, l’autre mutique. De tout temps, la beauté et le mystère ont alimenté la passion amoureuse. Pierre en fait l’expérience en s’extrayant du couple quasi incestueux – mère/fils, sœur/frère - qu’il forme avec sa femme. Pris entre la maman et la putain -l’une couve et l’autre trouble -, il apprend la désillusion et la douleur inhérentes aux transports amoureux.
Sa femme n’a pas fait l’objet d’un véritable choix amoureux et l’habitude est devenue le ciment de leur relation. L’effet d’accoutumance à l’autre, maintient chacun des partenaires dans une anesthésie affective dont Pierre a des velléités de sortir. Ce mode relationnel est typique d’une dépendance toxicomaniaque au conjoint.
Il a trouvé dans son couple un confort affectif, dont il cherche à se défaire- en se passionnant pour d’autres femmes -, mais aussi à recréer, en leur demandant de s’engager davantage.
Cependant, Pierre ne prend pas de risques inutiles : il est prêt à « tout plaquer » pour l’objet de sa passion, mais ne divorce pas, évitant ainsi les désagréments qu’occasionnerait une séparation. Ces élans amoureux persistent, mais toujours dans la limite du raisonnable.
Aurélie, 44 ans
Je suis séparée d’un homme avec lequel nous avons eu une fille. J’ai été très heureuse avec lui et j’ai attendu quelques années avant de le tromper. Le désir des premiers instants s’était émoussé, je m’ennuyais avec lui et j’éprouvais le besoin d’aller voir ailleurs.
Mes amis disent que je suis une donjuane, une collectionneuse d’hommes. En apparence, peut-être. En réalité, je crois au grand amour à chaque fois que je rencontre quelqu’un. Comme par hasard, ce sont toujours des hommes mariés ou qui ne veulent pas s’engager et finissent tous par fuir. J’ai l’impression de tout leur donner et de ne rien recevoir en retour. Ça me frustre, mais le même schéma se reproduit à chaque nouvelle rencontre. Finalement, ma vie sentimentale se déroule au rythme de mes désillusions et de mes déboires. Je n’ai jamais retrouvé la sécurité affective que m’offrait le père de ma fille ».
L’avis du psy
Le cas d’Aurélie évoque une mosaïque de comportements qui va du bovarysme, poursuite illusoire d’amours impossibles, au donjuanisme, irrépressible besoin de séduire, en passant par toutes les facettes de l’abandonnisme. C’est la love addict, celle qui ne vit que pour la chute vertigineuse de la passion.
Le quotidien avec son compagnon était devenu, à ses yeux, étroit et sans relief. Il lui faut une vie rythmée par la passion. A l’instar d’Emma Bovary, Aurélie se réfugie dans les bras d’un autre homme, à chaque nouvelle déception. Tout se passe comme si elle refusait d’affronter la réalité, peut-être celle d’un abandon vécu (ressenti ou réel) dans la petite enfance, actuellement difficile à élaborer.
Il y a quelque chose de vampirique dans sa façon de « tout donner », c'est-à-dire d’avoir mainmise sur l’autre. Il semblerait plutôt qu’Aurélie attende tout et trop de l’autre, sa béance est énorme et les hommes fuient plutôt que de s’y engouffrer. Il serait intéressant qu’elle fasse le point sur sa hantise de l’abandon et sa peur de la solitude.
Hélène, 35 ans
J’ai rencontré mon amant un jour de cafard. Je m’étais disputée avec mon compagnon et depuis la naissance de notre petit garçon, je ne me sentais plus désirable. Cet homme, plutôt engageant, exprimait son désir et me disait qu’il me trouvait belle. Je le voyais peu, mais j’ai rarement pris autant de plaisir à faire l’amour avec un homme. Je me suis attachée à lui, tandis qu’il demandait à me voir plus souvent. Il était marié, mais plus libre que moi. Cette liaison a eu des répercussions sur mon couple. Mon quotidien ne m’intéressait plus, je désinvestissais mon environnement amical et familial et supportais de moins en moins son absence. J’ai mis un terme à cette liaison et je le regrette. J’ai gardé le souvenir d’une relation passionnelle avec un autre homme qui s’est très mal terminée. J’ai eu peur de répéter le même scénario. Si j’avais été seule, cela aurait peut-être été différent. Mais là, je ne voulais pas tenter le diable.
L’avis du psy
Il s’agit d’une passion avortée : la raison l’a emporté sur les sentiments et le besoin de sécurité a pris le dessus sur le risque inévitable que comporte toute relation passionnelle. Hélène a connu les tourments de la passion et s’en défend. Mais la frontière entre désir passionnel et nécessité de se protéger est encore ténue. L’opportunité de vivre plus intensément, de se sentir plus désirable l’a séduite et elle regrette d’avoir mis un terme à cette liaison. Il se pourrait qu’Hélène soit restée fixée à l’échec de sa relation précédente et ne parvienne pas à le dépasser. D’où son ambivalence quant à l’éventualité de retrouver cet état passionnel autrefois connu : « Si j’avais été seule, cela aurait peut-être été différent ». On peut s’interroger sur ce que cachent ses peurs. Qu’aurait-elle à perdre à rompre avec un quotidien qui l’ennuie ? Qu’y a-t-il à gagner dans la découverte des émotions dont elle refuse l’intensité ? Et, surtout, quel prix est-elle prête à payer pour vivre sa vie à elle?