La névrose d'angoisse
Posté le 29/12/2018
La névrose d’angoisse
« C’est l’angoisse ! » dit-on banalement lorsqu’on appréhende de passer devant un jury ou que l’on regarde un film d’épouvante avec le trouillomètre à zéro. Mais de cette angoisse-là, on en tire quelques bénéfices parce qu’il y a de la jouissance dans le fait de s’angoisser. On se sent vivant d’un seul coup, on frémit, on imagine parfois le pire et l’on prend un vrai plaisir à trembler comme une feuille dans son fauteuil devant un film d’horreur. Cette petite frayeur, même les moins couards d’entre nous la connaissent. C’est une angoisse banale, passagère, parfois recherchée. Mais si ces instants de frousse sont intenses et délicieux, la véritable angoisse, elle, est diffuse, constante et handicapante. Sans cause précise, sans objet défini, elle constitue une maladie psychique à part entière et mine littéralement ceux qui en souffrent.
Historique
Dès 1895, Freud isole la névrose d’angoisse des autres névroses et en fait une entité clinique à part entière. Il défend tout d’abord l’idée d’une angoisse automatique, résultat d’une tension libidinale accumulée, qui naît dans le Moi au cours de la maturation psychique. Cet afflux d’excitation est traumatisant pour le sujet parce qu’il ne peut pas le maîtriser. Il s’agit d’une réaction infantile à l’absence ressentie de l’autre, de la personne aimée, le plus souvent de la mère. Par la suite, à l’age adulte, l’angoisse devient attente du traumatisme et répétition atténuée de celui-ci. Si l’angoisse est trop importante, l’absence d’un objet susceptible de l’apaiser le laisse dans un état de grande détresse. C’est la raison pour laquelle on dit que la névrose d’angoisse est une névrose d’abandon.
La deuxième conception de l’angoisse s’inverse dans les travaux ultérieurs de Freud, bien qu’elle ne soit pas incompatible avec la première. Il utilise le terme de signal d’angoisse, que le Moi met en place devant une situation de danger. Grâce à ce signal, le refoulement, principal mécanisme de défense, opère pour protéger le sujet et diminue les tensions psychiques internes. Mais en contre partie, il entrave le fonctionnement mental et inhibe son comportement. Dans cette seconde théorie, l’angoisse joue un rôle anticipateur face au surgissement d’une menace.
Symptômes
L’angoisse, constante dans les états névrotiques, concerne majoritairement les femmes. Celles qui en souffrent éprouvent une sensation pénible d’attente, une peur sans objet. Ce sentiment est irrationnel et disproportionné par rapport aux risques encourus. Si vous partagez la vie inquiétante d’une angoissée, soit vous gardez la tête sur les épaules pour ne pas basculer dans un monde hostile, où se côtoient alien nocturne et serial killer de parking, soit vous attrapez le premier nuage qui passe et vous vous y installez, histoire de prendre l’air. Parce que le quotidien avec elle devient rapidement oppressant. Elle ne va pas bien, elle est toujours fatiguée, elle dort mal, digère mal, elle est hypocondriaque, phobique, verrouille toutes les portes. Bref, elle est complètement neurasthénique et vous étouffez.
Au début, vous avez cru que les choses s’arrangeraient avec le temps et que ses crises patibulaires se calmeraient grâce à vos mots rassurants sur sa bonne santé, sur l’avenir pas si morose, sur la vie qui fleurit au contact des rayons du soleil et vos difficultés somme toute relatives, comparées à celles de Cécile et Alex qui n’arrivent pas à avoir d’enfant. Mais non, rien n’y fait, elle angoisse pour tout et vous commencez à broyer du noir.
L’autre jour, croyant lui faire plaisir, vous réservez des places pour un spectacle où se produit son actrice fétiche. Vous vous dites : mon crustacé isopode va sortir de son trou et se marrer un peu. Même pas ! Sous prétexte qu’il y a une épidémie de grippe et que les virus se transmettent à la vitesse d’un espadon, elle a refusé de mettre le nez dehors. Résultat, elle vous a bassiné toute la sainte soirée avec son couplet sur la vie saine et les stratégies de prévention, devant une assiette de crudités bios assaisonnées de graines germées.
Le soir même, elle vous sort des bras de Morphée pour cause d’insomnie. Et rebelote : cette fois elle vous plombe définitivement avec ses ruminations péjoratives sur le passé et ses interrogations pessimistes sur l’avenir. Puis elle poursuit en vous annonçant que l’idée même que vous la quittiez la mine, parce qu’elle a pour vous un attachement excessif. Vous ne dites rien, et malgré sa touchante déclaration, vous avez envie de verser de l’arsenic dans son verre et de l’étrangler avec sa nuisette en dentelles. Quand elle parvient enfin à trouver le sommeil, vous avez le moral à moins douze et passez en revue toutes ces années vécues en sa compagnie.
Lorsque vous l’avez rencontrée, elle avait déjà cette petite lueur d’angoisse au fond des yeux et ça lui donnait un charme inhabituel. Elle avait des manies, aussi, puis elle se cramponnait à votre bras dans les lieux publics. Ces petites faiblesses vous amusaient, vous confortaient dans votre rôle de personnage protecteur, sans pour autant ternir votre quotidien. Jusqu’à ce que votre déménagement déclenche une crise d’angoisse dont l’accès a duré près de deux heures. Depuis, le moindre événement, du plus anodin au plus marquant, est devenu prétexte à se faire un sang d’encre.
Stoïquement, vous avez supporté de vivre dans une zone d’insécurité imaginaire, tenté de la rassurer, puis compris que ses angoisses continueront de la miner, avec ou sans vous, tant qu’elle n’aura pas consulté.
Les angoissés refoulent leurs désirs profonds. Ils s’empêchent d’être, de vivre et de ressentir des émotions. Les débordements émotionnels sont inhibés et l’énergie refoulée est convertie en maladies, le plus souvent somatiques, ou bien en phobies, puis en dépression dans les cas les plus graves. En se parant contre tous les dangers, l’anxieux évite la confrontation à ses propres difficultés et l’angoisse permet de les supporter passivement.
Dans les films de Bergman, il est souvent question de personnages confrontés à la mort, à la maladie. Les peurs et les angoisses du cinéaste, dont l’enfance fut contrariée par une éducation excessivement rigide, influencent son oeuvre. Dans le film Sonate d’automne, il nous livre un portrait de femme timorée, mal dans sa peau. Eva, la quarantaine, vit sous la protection d’un homme plus âgé qu’elle, dont elle quête en permanence l’approbation. Sa démarche hésitante, la maladresse de ses gestes trahissent son impossibilité d’être et sa difficulté à trouver son chemin.
Le retour de sa mère, femme distante et castratrice, réactive chez Eva le souvenir traumatique de ses absences répétées et de sa froideur. Pour se protéger de ses émois douloureux, Eva s’est enfermée dans une prison désaffectée, où elle survit. Jusqu’à ce que la présence impromptue de sa mère lui rappelle les privations affectives dont elle a fait l’objet. Alors elle saisit cette opportunité pour attaquer, interroger, régler ses comptes et libérer son corps détenteur d’angoisses cristallisées. En affrontant sa mère, Eva brise le mur de silence qui l’entoure, puis traverse le tumulte des émotions enfouies. Lorsque les maux se disent, le lien affectif manquant se reconstitue, permettant à Eva de se rapprocher de sa propre réalité psychique pour enfin vivre.
Angoissés, « vivons cachés, vivons peureux », telle est votre devise. Heureux les peureux ? C’est que, très tôt, vous avez fait l’expérience d’émotions intenses dont il a fallu vous prémunir pour éviter l’anéantissement psychique.
Depuis, vous avez renoncé aux émois qui pimentent l’existence. Sans vague, vous n’échouerez pas, mais à trop faire la planche en eau trouble, vous risquez de moisir.
Lentement, assurément, l’angoisse vous gèlera tripes et boyaux et vous mourez asphyxiés.
Car de frustration en frustration, votre nature s’étiole et vous perdez pied, au lieu de le prendre.